“Intenses battements du gouffre quand l’abîme nous avale…”

Publié le par Collectif 35 des amis d'Haïti

Catastrophe en Haïti
Texte Prémonitoire


Le 29 janvier 2010 à 12h30
Téléréma.fr

LE FIL IDéES - Poète, dramaturge, romancier, l'Haïtien Frankétienne a publié plus d'une trentaine de livres, en français et en créole. Dans sa maison de Port-au-Prince, lors du tremblement de terre du 12 janvier, il répétait une de ses pièces, “Le Piège”, aux accents prémonitoires. En voici l'ouverture.

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Frankétienne. A droite, un pan de mur de sa maison dévastée par le tremblement de terre. - DR
Le 12 janvier dernier, à 16h56, Frankétienne, l’immense écrivain haïtien, figure emblématique de la culture de l’île, était en train de répéter le texte ci-dessous, extrait de sa dernière pièce, Le Piège, quand le tremblement de terre a ébranlé sa bibliothèque et fracturé les murs de sa maison-forteresse de Delmas, un quartier populaire de Port-au-Prince. Ecrite en novembre dernier, la pièce raconte la destruction écologique de la planète ; sans le séisme, elle aurait été jouée pour la première fois, la semaine dernière, à Port-au-Prince, par l’écrivain de 73 ans et le comédien Garnel Innocent. La catastrophe aura finalement rattrapé la prose du poète flamboyant qui utilisait ces mots si prémonitoires pour décrire le chaos du monde...
Thierrry Leclère

 




Deux individus, A et B, sont enfermés, prisonniers dans un espace délabré, dévasté, sans issue, à la suite d’un désastre.
Pour ne pas crever dans ce lieu d’enfermement, ils parlent, déparlent, délirent sur les malheurs provoqués par les prédateurs de la planète.


EXTRAIT

A – Ni dehors, ni dedans.
B – Ni jour, ni nuit.
A – Ni blanc, ni noir.
B – Ni ici, ni ailleurs.
A et B – Nous sommes partout. Et nous ne sommes nulle part.
A – Où que je sois
je babylone
m’embabylone
terriblement.
B – Où que je sois
je m’embouchonne
me tirebouchonne
infiniment.
A – Et je m’encrapaudine
et je me débobine
de bîme en bîme
irréversiblement.
B – Jusqu’au fond de l’abîme
dans le royaume du rien.
A – L’hégémonie du rien
L’hypertrophie du rien
La gloutonnerie du rien
La machinerie du rien !
Et le décor n’est qu’un prétexte existentiel dérisoire.
B – Un mirage.
A – Une hallucination.
B – Les objets et les corps sont des ombres. Des reflets illusoires. Un étrange cinéma dans une caverne obscure.
A – Devant derrière
Droite et gauche
Mi-haut mi-bas
La tête en bas.
B – Au-delà du silence
et de la distance inaudible.
A – Jusqu’aux frontières du songe.
B – Le songe devenu mensonge.
A – Et la nuit plus obscure se prolonge interminablement.
B – Dans un étrange espace indéchiffrable.
A – Espace déchiqueté.
B – Espace écharpillé.
A – Espace déchalboré.
B – Espace découronné.
A – Espace débondaré.
B – Espace défifoiré.
A – Espace défalque déboisé.
B – Espace défouqué ratiboisé.
A – Espace déchouqué disloqué.
B – Espace distordu malfoutu.
A – Il n’y a plus d’espace.
B – Il n’y a plus de temps.
A et B–Il n’y a plus rien. Plus rien que le néant qui nous mange et nous démange.
A – Nous avons tout détruit.
B – Nous avons tout démantibulé.
A – Nous avons tout démachoiré dans un tohu-bohu de déblosailles bruyantes assourdissantes.
B – Nous avons tout salopé et tout anéanti.
A – Masse plastique pathétique dramatique et tragique. Terreur mathématique chimique biochimique agglutinante des dioxines et des oxydes de carbone ! Nous avons salopeté la planète dans un horrible jeu de ruines asphyxiantes et de magicritures lugubres.
B – Un épouvantable galimatias de zagribailles et de déchets en pourritures.
A – Un amoncellement de détritus, d’ordures et de fatras accumulés dans les villes, dans les canaux, dans les rivières, dans les fleuves, dans les embouchures sordides vaseuses et jusque dans les océans transformés en marécages gluants.
B – Ils sont irresponsables !
A – Ils sont tous des irresponsables, les fabricants et les trafiquants de bataclans toxiques.
B – Les distributeurs de poison. Les mercantiles, les mercenaires et les rapaces. Ils sont tous des irresponsables, les grands experts de la corruption et de la pollution planétaire.
A – Ils sont tous des irresponsables, les brasseurs de ténèbres et les virtuoses de l’abîme.
A et B– Deconstombrance absolue ! Deconstombrance exterminatrice ! Deconstombrance totale capitale !
B – Il fait obscurément noir ! Il n’y a pas de lumière ! Il n’y a que ténèbres !
A – Intenses battements du gouffre quand l’abîme nous avale.
B – Épouvante et panique!
A – Corps meurtris ! Corps défigurés ! Corps broyés !
B – Corps torturés ! Corps dépecés ! Corps laminés !
A – La douleur bouge dans nos entrailles en une brulante zinglinderie de tessons, de mitrailles et de ferrailles.
B – Mais il n’y a aucune lumière. Aucune clarté. Même pas la fausse blancheur d’une ombre.
A – La planète titube. La planète trébuche. La planète vacille. La planète oscille. La planète vire et chavire en tressaillements de frayeur et déraillements de terreur. Pas de lumière. Aucune lueur dans l’effondrement des villes, des bidonvilles, des palais et des châteaux en hécatombe cacophonique.
A et B – C’est la gangrène dans l’opéra ! Le macabre opéra des rats !

Ouverture de la pièce Le Piège, écrite en novembre 2009 par Frankétienne, sur l’écologie mondiale.
Durée : 1h20, 2 acteurs.
À paraître aux éditions Vents d’ailleurs.

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Publié dans Des mots

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